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    Entretien avec Philippe Robert

    FACING YOU : HENRI ROGER
    Te souviens-tu de tes tous premiers émois musicaux ?
    Pendant longtemps j’ai entendu de la musique, avec plaisir, sans toutefois y prêter beaucoup d’attention. A partir du moment où j’ai vraiment aimé en écouter, j’ai eu envie d’en jouer : les deux, dès lors, sont devenus indissociables. Mon premier choc musical s’est produit en colonie de vacances, vers 12 ou 13 ans : un animateur a joué du boogie, et à partir de ce moment, il a fallu que j’essaie de reproduire ce genre de rythme sur le piano familial. Auparavant, la musique était en quelque sorte à l’extérieur ; puis soudainement, elle est passée « à l’intérieur de moi », au point que je la perçoive autrement, avec l’envie « d’être dedans », de vivre avec, de réduire l’espace entre perception et jeu. Aux alentours de 1963, j’ai cherché à jouer d’oreille ce que j’entendais alors : c’est-à-dire principalement du blues, des chansons, du rock’n’roll… Mes parents jouaient du violon et du piano, et la musique classique était très présente… Puis une de mes soeurs, plus âgée, a ramené d’Angleterre des singles sixties qui m’ont d’emblée titillé. Leur son, leurs rythmes, leurs harmonies ne disaient qu’une chose : combien ces musiques « c’était nous, et personne d’autre ».
    Après ces premières découvertes, j’imagine que tu t’intéresses plus avant, au point de t’immerger dans la musique enregistrée, et d’acheter enfin tes premiers disques à toi.
    On écoutait donc de tout, en famille, à la radio ou à la télévision, lorsque tout d’un coup, l’émission Salut les copains déboula dans les foyers : c’est là que j’ai entendu les Beatles, les Rolling Stones et Bob Dylan pour la première fois, et c’est juste après que j’ai acheté, d’abord des 45 tours, puis des LP. Le premier 45 tours ? Vraisemblablement « I Want To Hold Your Hand » en 1964. Puis, dans la foulée, les albums Out Of Our Heads des Stones, Bringing It All Back Home de Dylan, et A Hard Day’s Night des Beatles. Les écouter en boucles me procurait un plaisir intense. En émanait un sentiment de nouveauté, d’un monde en dehors des adultes. Il devenait évident qu’il y avait d’autres critères, d’autres manières de faire de la musique ensemble, en groupe. J’ignorais comment ces musiques étaient faites, mais j’en entendais distinctement toutes les parties jouées et chantées. Ce qui se passait derrière le chant principal – la répartition des instruments, leurs rôles – m’a rapidement captivé. Taper en rythme derrière ce que j’entendais m’amusait : batteur dans un groupe, voilà ce que j’avais envie d’être. Qu’ajouter à propos de tout ceci ? Chez les Stones, c’est principalement l’énergie qui me touchait, même dans les morceaux lents : leur manière d’affirmer, d’imposer un rythme. Avec Dylan, c’étaient les paroles qui m’interpellaient, sans tout comprendre cependant. Les Beatles ? L’évidence des mélodies et leur
    côté joyeux était la clé. Mais les tubes n’incarnaient pas non plus ma priorité. Quand j’aimais un album, c’était que le son, l’ambiance générale me fascinaient.
    Le son, l’ambiance, les mélodies voire les paroles : on est encore loin de ce qui fait l’essence du jazz. A partir de quand t’y es-tu intéressé ?
    Indubitablement, les nouveautés dans la pop et le rock excitaient la curiosité, on en voulait toujours plus… Aussi suis-je allé me rendre compte, de visu, aux festivals de Bath et sur l’Île de Wight, en 1969. Solos de guitare, de batterie également : tout un développement instrumental au- delà des chansons m’apparaissait au grand jour, à l’instar de ce que Jimi Hendrix pratiquait avec fougue, pour ne citer que lui. C’est aussi à cette époque que des amis m’ont fait écouter du jazz instrumental, avec des musiciens s’exprimant longuement, comme sur « Afro Blue », dans la version de Coltrane, en public, au Birdland. Toutes frontières me semblaient avoir volé en éclats, un lien évident unissant Hendrix et Trane. Dans la foulée, Filles de Kilimandjaro (Miles Davis) ainsi que le septette de Thelonious Monk ont atterri sur ma platine et l’ont squattée, non stop.
    Quand tu as commencé à écouter du rock, tu dis avoir été enclin à te consacrer à la batterie. De quel instrument as-tu commencé par jouer, et dans quelles circonstances ?
    Le piano est venu en premier, le soir après l’école, pour m’amuser. La gamme de blues a constitué une base à combiner dans tous les sens, avec, en tête, des phrases de guitare plutôt que de piano. Au lycée, des copains mettaient sur pieds des groupes que j’intégrais si je pouvais jouer cette gamme. C’était déjà de l’improvisation sur quelques notes portées par une rythmique, un point de départ que je n’ai pas cessé d’explorer depuis. Quand, au cours d’une fête entre amis, un pianiste changea les premiers accords du « Whiter Shade Of Pale » de Procol Harum, tout un univers s’ouvrit devant moi, attisant ma soif d’apprendre.
    Tu pratiques également la guitare, la batterie, les percussions : tu as donc intégré ces instruments à ton parcours beaucoup plus tard ? Quand es-tu devenu musicien professionnel d’ailleurs ?
    A Nice, au début des seventies, je fréquentais un lieu qui s’appelait le Tube, où des gens chantaient, jouaient ; c’est là que j’ai fait connaissance de celle qui allait devenir mon épouse, et c’est avec sa guitare acoustique que j’ai appris à jouer de cet instrument, avant d’acquérir une Stratocaster quelques années après. La batterie, ça n’a été que trente ans plus tard ! Sur plusieurs instruments, des manières différentes de s’exprimer se révèlent ; des idées viennent à la guitare, à reprendre au piano ou l’inverse, de même que des rythmes prenant forme à la batterie s’avèrent
    finalement transposables sur guitare ou piano. Au début de l’année 1970, aller vivre à Paris pour devenir musicien professionnel, même sans trop savoir comment, coulait de source. Après audition, j’intégrais donc Taï Phong pour une série de concerts, mais bien que déterminé, beaucoup de choses arrivèrent finalement par hasard, dans le mouvement.
    Une rencontre importante fut celle de Catherine Ribeiro, dont tu auras été le pianiste des récitals, après qu’elle en ait eu fini avec Alpes. Et puis, une autre rencontre, pas moins déterminante, aura été celle du rédacteur en chef de l’éphémère Rock en Stock, par ailleurs label manager du culte Pôle, où sévirent Pataphonie et Philippe Besombes, artistes figurant sur une liste concoctée en 1979 par Steven Stapleton et ses acolytes du combo étiqueté « industriel » Nurse With Wound, liste qui, aujourd’hui encore, continue d’être influente en matière d’étrangetés.
    C’est pour ce label, justement, que tu as enregistré ton premier album, que je qualifierais plutôt de progressif, si tu me passes l’expression. Images, puisque tel en est le titre, n’a rien à voir avec le jazz.
    L’idée que j’ai ma musique à jouer et à créer existe en moi depuis longtemps, et j’y travaille en permanence. Soft Machine, Frank Zappa, Pink Floyd, King Krimson, Yes, Genesis, Mahavishnu Orchestra m’ont aidé à trouver un vocabulaire où les genres se sont mélangés jusqu’à ne plus faire qu’un. Images, mon premier opus pour la maison de disques de Paul Putti, correspond à des climats joués sur synthés et claviers d’époque, enregistrés à partir d’un magnéto quatre-pistes, des climats où, bien qu’ils n’aient rien à voir avec le jazz, l’improvisation était omniprésente. Avant d’accompagner Catherine Ribeiro, à l’époque de « La Folle », j’ai tourné avec Mama Béa Tekielski – elle aussi présente sur la liste de Nurse With Wound puisque tu en parles… Catherine Ribeiro, c’était fin des années 1980, quand elle s’était mis en tête de reprendre Brel, Ferré, Piaf : nous étions tous les deux sur scène, grand écart stylistique pour elle comme pour moi comparé à ce que nous avions fait jusque-là : pourquoi ne pas essayer ? L’aventure a duré quatre années, avec des moments intenses, où il était parfois difficile de ne pas se laisser submerger par l’émotion qu’elle mettait dans « La mémoire et la mer » de Léo Ferré. Grand souvenir que d’avoir ainsi offert en partage, un 1er mai, « Ne me quitte pas », place de la Bastille, devant des milliers de personnes silencieuses. L’amour aux nues est l’enregistrement de ce que nous faisions, capté au Forum des Halles.
    Quand tu accompagnais Catherine Ribeiro, quels pianistes avais-tu en tête ?
    Pendant longtemps, saxophonistes, batteurs et guitaristes de jazz ont retenu mon attention au détriment des pianistes, ce qui n’est plus le cas. Lesquels alors, parmi ces derniers ? Surtout Thelonious Monk, McCoy Tyner, Herbie Hancock, Chick Corea, Keith Jarrett. Puis il m’a fallu
    les comprendre, relever leurs accords, leurs phrases, découvrir des possibilités qu’on ne voit pratiquement pas dans les livres consacrés à l’étude du jazz. Et enfin se dire, qu’à partir de là, d’autres combinaisons sont possibles – illimitées.
    D’où t’es venue l’idée d’animer pendant un temps un atelier, consacré à l’improvisation (le G.L.I. ou Groupe de Libres Improvisateurs), où l’on pouvait se confronter à cette pratique, et, pour certains des « fidèles », se produire sur scène, parfois au contact de musiciens d’expérience tel Barre Phillips ? Et puis pourquoi ? Cela semble correspondre, de ta part, à un investissement encore plus profond. Tu n’accompagnes plus… Le dialogue et l’écoute l’emportent dès lors, certaines rencontres, avec Paul Rogers, Jean-Louis Méchali, Didier Petit en témoignent.
    L’improvisation, totale et non idiomatique comme on dit, et donc, des formes innovantes de jeu qui ne se référent pas spécialement au jazz, ont fini par me tomber dessus. A Montreuil, aux Instants Chavirés, d’autres façons de partager le son se sont imposées à moi – j’y ai même participé à des rencontres avec des musiciens comme Didier Petit, Alex Grillo ou Guillaume Orti. C’est là, aussi, que j’ai entendu Paul Rogers pour la première fois, et que j’ai fini par lui proposer d’enregistrer Manipulsations avec Jean-Louis Méchali, un disque dans lequel se mêlent impro et parties écrites. Au premier concert de ce trio, Paul Rogers m’a dit : « On oublie les thèmes, on joue ! » De là date ma plongée dans l’improvisation beaucoup plus libre que je continue à pratiquer aujourd’hui.
    En 1997 je suis revenu vivre près de Nice où j’ai retrouvé les musiciens de l’actuelle Compagnie So What avec qui j’avais joué du free jazz en première partie de Martial Solal en 1972. Grâce à eux j’ai rencontré Serge Pesce et Frederic L’Epée, créateurs du G.L.I., atelier d’initiation à l’improvisation qui proposait de multiples approches d’écoute, et des interactions à travers des exercices ludiques. Cela me semble être une spécificité des improvisateurs que d’apprécier les rencontres, et d’aller au-delà des questions inhérentes au niveau des participants à une improvisation collective. Barre Phillips venait (et continue de venir) régulièrement à nos soirées, et notre relation amicale s’est tissée avec une grande simplicité. C’est son attitude discrète, très à l’écoute des autres sur scène, qui permet à chacun de jouer et de se sentir libre. On repense après à ce qui a été joué par les uns et les autres, et on évolue. Effectivement le jeu collectif improvisé élimine en grande partie l’idée traditionnelle d’accompagnement. Le fait de mettre en jeu, avec d’autres que soi, son propre vocabulaire, crée automatiquement une situation qui n’aurait pas été développée si l’on était resté seul.
    Tu as aussi joué de la guitare électrique, et enregistré, avec une formation azuréenne « à la Lounge Lizards » nommée Pouaz"rlk. Pour autant, c’est surtout au piano que l’on t’entend
    ces temps-ci. Tu viens de monter un label dont le nom : « Facing You » est en soi tout un programme : peux-tu en dire plus, également sur tes projets ?

    Avec Pouaz"rlk, je pouvais expérimenter très librement la guitare, au-dessus de rythmiques basées sur des séquences répétitives, alors que sur le disque en duo avec le batteur Bruno Tocanne, Remedios la belle, nous étions rythmiquement libres tous les deux. A propos de cet opus, il est sorti sur Le Petit Label, dont la philosophie m’a paru tout à fait proche de ma démarche : une approche artisanale à taille humaine (peu d’exemplaires sont gravés), un travail artistique confié à des plasticiens pour les pochettes, une bonne relation aux médias concernés par ces musiques qui permet de joindre les gens susceptibles d’apprécier.
    A travers tous mes projets, toutes mes rencontres, mes réalisations, le besoin de liberté domine. Créer Facing You est un moyen de faire exister mes musiques à mon rythme. Le piano permet « facilement » le solo ; et donc de se présenter seul face au public comme l’a suggéré Keith Jarrett au travers du titre de son premier album solo, Facing You ; le piano en solo permet de venir raconter son histoire au plus près de ce qu’on est, sans artifices, avec vérité et sincérité. Je souhaite garder de la liberté, du rêve, de l’humain face à un monde de plus en plus technique et rationnel. A toute vitesse de nouveaux moyens d’écouter, de stocker la musique arrivent ; on peut imaginer un lieu de vie où l’on ne verrait plus de disques, plus de livres, plus de photos, où tout s’incarnerait dans un outil informatique… Mais les symboles, l’imaginaire, le passé, les parcours sont là, c’est vital. Le vinyle c’était nos premiers 33 tours, c’était magique, précieux et rare. L’imaginaire avait sa place dans leurs pochettes ; l’imaginaire a besoin d’espace, de matière à tenir dans les mains. Je vois le disque comme un prolongement harmonieux entre le son et quelque chose de visuel, d’où la rencontre avec la plasticienne et vidéaste Anne Pesce, qui possède un regard très personnel et s’occupe d’offrir, si je puis dire, un visage à Facing You sur différents supports : vinyle, CD ou DVD.
    L’humour tient aussi une grande place dans ma vie et dans ma musique, on peut en trouver des traces dans des clins d’oeil parfois appuyés : à chaque concert par exemple, je glisse, à un moment donné, les premières notes de « A Whiter Shade Of Pale ». En compagnie d’Eric-Maria Couturier, Emilie Lesbros et Bruno Tocanne, je vais, dans la foulée d’Exsurgences, sortir un album en hommage aux musiques de cartoons de Scott Bradley : The SéRieuse Cartoon Improvised Music Quartet !
    Un sujet de séminaire organisé par Jean-Marc Montera à Marseille proposait de réfléchir sur : « L’improvisation, art de l’oubli ? » Ton opinion ?
    Par opposition à la musique écrite c’est vrai, mais dans le monde, des musiques contenant une grande part d’improvisation se perpétuent en gardant la mémoire d’une culture. Pour l’improvisateur libre, c’est différent, il acquiert un savoir-faire au fil du temps, savoir-faire qui consiste en partie à répéter, et donc à garder en tête des chemins, des manières d’évoluer dans divers niveaux de tension, d’énergie, d’intensité, d’espaces. Lorsqu’il est en situation d’improviser en public ou en studio, c’est comme s’il disait ses phrases en changeant l’ordre des mots tout en gardant le même sens. L’oubli, dans une véritable improvisation, consisterait à ce qu’on ne puisse plus refaire ce qui a été joué, qu’on ne sache plus, et pour de bon, comment on avait pu le faire auparavant. Après tout, c’est peut-être pourquoi, ceux qui se disent improvisateurs, au point de pratiquer quotidiennement, enregistrent énormément de disques : afin de garder des traces des oublis !
    Propos recueillis par Philippe Robert, auteur de Musiques expérimentales (le mot et le reste), anciennement collaborateur de Jazz Magazine, Vibrations, Les Inrockuptibles, Guitare & Claviers, Improjazz, août 2012.
    Improjazz

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